Salah Stétié
« J’avais vingt ans et j’errais, comme beaucoup d’étudiants rêveurs, d’une rue du Quartier latin à l’autre et d’une librairie à l’autre pour finir par la seule librairie qui avait mes faveurs, rue Monsieur-le-Prince. Ce jour-là la libraire m’indiqua un livre récemment paru sous la couverture blanche à filet rouge et noir de Gallimard. Je le pris de ses mains. Le livre s’appelait curieusement Mes Espagnes. Je l’ouvris, je lus la première phrase, puis le premier paragraphe, d’une seule traite, avec avidité […] Je partis avec ce livre sous le bras. Je l’emportai avec moi en Espagne, voyage improvisé en hâte sous l’effet de l’émotion. Plus tard, beaucoup plus tard, je ferai connaissance avec Yves Florenne à Beyrouth, au Liban, où l’accueillait à déjeuner Georges Schehadé. Je vérifiais une fois de plus qu’un écrivain véritable ressemble à son écriture. Yves Florenne était sans doute beaucoup de choses mais ce qu’il était surtout c’est ceci : un “homme humain”.
Les romans d’Yves Florenne se passent – même s’il advient que référence y soit faite à des événements inscrits dans le temps, temps immédiat, temps lointain – au sein d’une perspective qui fausse le vécu et le projette dans le légendaire. Ce qu’il énonce à propos des Corps de la nuit vaut pour tout le reste, même pour le Hameau de la solitude où pourtant le roman tente de s’affronter à la réalité paysanne, à l’espace du monde des forces nues, des forces premières, des forces primitives telles que les avait libérées Jean Giono. Faux réalisme, réalisme magique. Et je serai personnellement enclin à croire que si Yves Florenne a cultivé aussi une carrière d’écrivain-voyageur, s’il s’est jeté comme il l’a fait dans tous les aspects et les formes du journalisme, c’est précisément – en deçà de son attrait pour la poésie et pour le magnétisme fiévreux qu’exerçait sur lui les choses du réel, les êtres vivants aussi bien – pour garder ce lien avec la fulgurance du vécu qui est, malgré tout, ce qu’il y a de plus précieux au monde pour l’écrivain. Étrange écrivain qui aura fait toute sa vie ce va-et-vient entre son violent goût pour le détail et pour le trait significatif et sa volonté brumeuse de fils des Ardennes pour l’imprécision romantique et légendaire, pour une sorte de dilution dans le rêve visionnaire. »